Réconcilier capitalisme, héritage et écologie : le modèle Patagonia

Julien Marchal – 27/10/2022

Début septembre 2022 le fondateur de Patagonia, Yvon Chouinard, annonce qu’il cède son entreprise, valorisée plusieurs milliards d’euros à l’association Holdfast Collective et à un fonds appelé Patagonia Purpose Trust. Le fonds prendra le contrôle de la société et possédera les droits de vote, il a donc pour but d’assurer la croissance et la diversification de l’entreprise ; l’association, en tant qu’actionnaire recevra les bénéfices non-réinvestis et réalisera des actions de préservation de la Planète.

Unanimement saluée par les défenseurs de l’environnement, la décision d’Yvon Chouinard va au-delà de la philanthropie classique en vigueur depuis la révolution industrielle[1] :

  1. Elle créé un capital qui n’est ni public, ni privé. La rémunération de ce capital, n’a pour but que de préserver la Planète.
  2. Elle créé une nouvelle catégorie d’actionnaires : les représentants de la préservation de la Planète. Ces actionnaires n’ont pas la main sur la gestion de la société mais ont « l’usufruit » des dividendes générés[2].
  3. Elle dépasse la notion d’héritage en cédant la quasi-totalité de sa fortune à l’association plutôt qu’à ses héritiers naturels, et il justifie cette décision par la dette écologique transmise entre générations[3]. .

Chacun de ces points marque une avancée conceptuelle importante, qui permet peut-être d’esquisser une nouvelle forme de capitalisme compatible avec les limitations de notre Planète, et donc de dépasser le clivage récurrent entre les « décroissants » et les tenants de la « croissance verte ».

Ces trois avancées dépassent la conception classique de la philanthropie où l’entrepreneur à succès rétrocède une partie des gains (et souvent une faible partie) à la société pour financer en premier lieu des actions sociales et culturelles. Ici le sous-jacent est la dette écologique intergénérationnelle, la rétrocession est majeure et le bénéficiaire est la Planète.

Imaginons un monde où cette pratique se diffuse largement et où il devient usuel, au moment de l’héritage, que les 10% des ménages les plus riches[4] répliquent ce schéma à toutes les actions qu’ils possèdent y compris celles qu’ils détiennent via leurs assurances-vie.

En quelques décennies émergerait un capital ni privé, ni public représentant des sommes colossales et dont les dividendes seraient utilisés pour la préservation de la Planète. En d’autres termes, ce capital serait consacré à la défense des intérêts des générations futures et non plus à la jouissance immédiate des biens. Les sommes ainsi mobilisées seraient sans doute supérieures à ce qu’un Gouvernement est capable de mobiliser.

Un tel modèle parviendrait-il à concilier capitalisme et préservation de la Planète ? Peut-être… En tout cas, il serait plus à même d’y parvenir que le système actuel dans lequel l’intérêt à court terme des actionnaires prime[5] et où les Etats, seuls garants théoriques des intérêts de long terme et des générations futures, semblent affaiblis et en grande difficulté face à la crise climatique de naturelle.


Certes, ce nouveau système aurait certainement des biais nombreux. En premier lieu, l’évasion des plus riches hors des pays soumis à ce nouveau système d’héritage dès lors aucun contrôle des capitaux n’est mis en place en parallèle. En deuxième lieu, il pourrait générer une stratégie perverse consistant à jouir autant que possible de toute sa richesse avant sa mort puisque rien ne sera légué directement à ses enfants[6]. Mais compte-tenu de la situation actuelle de croissance continue des émissions mondiales de gaz à effet de serre, le risque principal n’est-il pas avant tout celui de ne rien changer et d’espérer un résultat différent, à rebours de la maxime d’Albert Einstein selon laquelle « La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent » ?

Note de l’auteur : dans le livre « L’Humanité au tournant : pour un nouveau contrat social », écrit en 2021 et publié aux éditions Point d’orgue, je mets en avant la création de fondations d’intérêt public, abondées au moment de l’héritage par les plus fortunés, pour agir à la préservation de la Planète et la remédiation des inégalités sociales. Ces fondations étant dirigées par les ayants-droits des défunts. Yvon Chouinard matérialise en grande partie cette proposition en lui donnant la force supplémentaire de s’appuyer sur la dissociation entre détention de l’actionnariat et détention des droits de vote/gestion.


[1] Avant la révolution industrielle, la redistribution n’existait pas en tant que tel. Le Seigneur ayant pour obligation de garantir la sécurité de son fief.

[2] Yvon Chouinard fait appel aux mécanismes du capitalisme pour le dépasser. En dissociant droit de vote et détention du capital d’une part et en fléchant l’utilisation des dividendes d’autre part, il recourt en effet à des instruments classiques du capitalisme.

[3] Yvon Chouinard reconnait  que l’augmentation de l’actif et de la valeur de Patagonia s’est en partie faite aux dépends de l’environnement, générant ainsi une dette écologique pour les générations futures.

[4] Les 10% des ménages les plus riches détiennent les ¾ de la richesse nationale. Pour les 90% restant l’héritage est faible (résidence principale et une assurance-vie en général) et il semble difficile d’imaginer que ces ménages acceptent de ne pas transmettre ce patrimoine à leurs enfants.

[5] Le taux d’actualisation matérialise cette préférence pour le court terme. Le consumérisme, la volonté de croissance immédiate des Gouvernements et l’utilisation du PIB comme indicateur phare sont des manifestations de cette préférence pour le court terme et en particulier pour la consommation à court terme. Le fait qu’une ressource naturelle n’ait intrinsèquement aucune valeur (une espèce protégée n’a pas de valeur par exemple tant qu’elle n’est pas utile pour créer un médicament ou une attraction touristique) dans le système capitaliste est une manifestation.

[6] Ce risque semble faible car d’ores et déjà aujourd’hui les plus riches ne cherchent pas forcément à jouir de leur fortune avant leur mort.  Vouloir transmettre sa fortune à ses enfants est une convention sociale qui peut être modifiée ; céder sa fortune pour préserver la Planète peut devenir tout aussi valeureux dans notre imaginaire collectif, surtout si cela s’accompagne de la reconnaissance de la nation à travers divers « titres » ou « médailles ».

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